Il y avait cet homme dans le métro ce matin, assis dans le carré à côté du mien. Il lisait le journal, l’air fermé. Il survolait le journal, en fait, passant rapidement d’une page à l’autre. Je me suis dit qu’il devait se contenter de ne lire que les titres, et les articles en diagonale, sans qu’aucun n’accroche vraiment son attention. Pourtant, il lisait un vrai journal, pas un de ces torchons comme Métro qui laissent croire à ses lecteurs qu’ils seront plus informés après l’avoir lu alors que leur seul but est de rendre les cerveaux disponibles à recevoir la pub florissante qui les fait vivre.
Les pages tournaient rapidement entre ses mains, quand d’un coup leur compulsion s’arrêta. Avait-il trouvé un article digne d’intérêt ?
J’ai vu qu’alors ses yeux se brouillaient. Ses lèvres tremblaient à peine, son visage était figé, et une première larme coula de son œil droit, depuis le coin extérieur de son œil. Un instant après, une deuxième larme partit de l’œil gauche, glissa lentement sur sa joue. Et ce fut tout. Il resta un instant immobile, le regard toujours posé sur son journal, ne se souciant pas de qui autour de lui pouvait le dévisager (de sorte que j’avais tout loisir de l’observer, m’étant moi-même détaché de ma lecture matinale). Il s’essuya ensuite les yeux du coin de la main, tira de sa poche un vieux mouchoir avec lequel il sécha ses larmes, puis se moucha, et reprit sa lecture comme si le temps ne s’était pas arrêté ces deux minutes (une seule, peut-être), les pages se succédant à nouveau au même rythme rapide.
Moi-même morose ces temps-ci, je me suis bien évidemment pris d’empathie pour cet homme d’environ 35 ans, peut-être plus. J’ai pensé que son chagrin venait de la perte d’un être cher. Son père était mort, peut-être. Il avait était malade longtemps, il s’était donc préparé à le voir mourir et sa mort devait être à la fois un soulagement (la fin de l’agonie pour son père qu’il avait vu s’affaiblir de jour en jour) et la tristesse de ne plus devoir l’entendre parler que dans ses souvenirs.
Ou alors, il pleurait son licenciement, qu’il sentait proche, ou qu’on lui avait annoncé. Après 10 ans de boîte, sur ce boulot qu’il avait eu tant de mal à décrocher, où il se sentait bien, on le virait avec quelques autres, parce que la société perdait de l’argent. Il allait se retrouver à galérer – combien de mois encore ? 3 ? 10 ? 30 ? – entre ANPE et ASSEDIC, entre PARE et APEC, pour finalement décrocher un boulot plus chiant et moins bien payé, en ravalant ses ambitions.
Pleurait-il son couple ? Venait-il de s’engueuler une énième fois avec sa femme ce matin sur un sujet futile, une paire de chaussette qui traînait, une bouteille de lait vide ? Ces prises de bec se multipliaient ces derniers temps, et ni l’un ni l’autre ne faisait plus l’effort d’essayer d’aplanir ces tensions, par lassitude, probablement. Tous deux s’étaient résignés à laisser mourir leur couple, passer par pertes et profits ce qui restait de leur amour, de leur projets, et passer « comme les autres » à la suite, bousculant dans leur difficulté d’adultes les enfants qui voyagent dans le même wagon.
À moins que ça ne soit sa maîtresse qui lui ait dit « bye bye, ras-le-bol de toi qui ne me fais plus jouir, ras-le-bol de Monsieur le vicieux avec moi qui rentre tous les soirs chez bobonne où la vie est si confortable, une fois les couilles vidées ». Il est triste parce qu’il l’aimait bien quand même et que quand elle le suçait, il y sentait de l’envie, et pas l’accomplissement d’un simple devoir conjugal.
Il est possible qu’il ait appris récemment qu’il avait le cancer. Un sale cancer, de ceux dont les statistiques n’encourage pas le plus grand optimiste. À son âge, en plus, cette saloperie allait proliférer à vitesse grand V. Il n’avait pas prévenu grand monde dans son entourage encore. Personne au bureau ne soupçonnait que bientôt il serait en congés maladie, et que quelques mois plus tard ils donneraient un billet de 10 ou 20 euros lors de la quête pour acheter une couronne « À notre collègue regretté ». Il versait une larme de peur pour la douleur à venir, quand il sentirait ses entrailles rongées. Il versait une larme sur tout ce qu’il allait quitter, et surtout sur tout ce qu’il n’aura pas eu le temps de vivre (ce pays, qu’il aurait aimé visiter, cette femme, qu’il aurait aimé baiser… les « si » se bousculent dans sa tête).
Il replia le journal et descendit à la station Châtelet.