Nicholson Baker, je l’ai découvert en lisant ce formidable bouquin qu’est Le Point d’Orgue, le plus plaisant des livres érotiques que j’ai pu lire à ce jour. Pas celui à l’érotisme le plus torride, avec les situations les plus alambiquées, non. Mais l’érotisme dont je me sentais le plus proche, celui qui m’allait comme un gant. Le Point d’Orgue est bien plus qu’un roman érotique. C’est un roman. Un roman dont l’érotisme n’est qu’une facette.
Ce n’est qu’après que j’ai lu La Mezzanine, un roman qui ne raconte rien de bien extraordinaire ; ce sont les réflexions d’un employé de bureau. Mais ce qui est extraordinaire, c’est le talent avec lequel Nicholson Baker retranscrit les mécanismes de la pensée, retranscription que l’on retrouve non seulement dans le fond du texte mais également dans sa forme, avec ses notes de bas de page incessantes comme autant de digressions d’une pensée non linéaire.
L’extrait que je vous propose est justement une de ces notes de bas de page, dans son intégralité. Si vous trouvez ça sans intérêt et creux, le style Baker n’est peut-être pas pour vous. Si vous trouvez ça amusant ou désopilant, ou même seulement intriguant, laissez-vous tenter et plongez sur la Mezzanine (sans vous faire mal).
Bien que les boules soient indispensables pour s’endormir, elles sont tout à fait inopérantes si vous êtes réveillé par des angoisses nocturnes et que votre esprit s’est engagé sur une pente glissante. A l’université, je dormais merveilleusement bien, mais mon nouvel emploi me causa de fréquentes insomnies et une longue période de tâtonnements, avant de découvrir les images qui me rendormaient le plus sûrement. Je commençai par les intertitres de l’émission « Monday Night at the Movie » : un nom propre, comme « MEMORANDUM » ou « CALAMARI » en énormes lettres en trois dimensions entourées d’un bord brillant dans lequel clignotaient des étoiles, et qui tournait sur deux axes. Il s’agissait de s’endormir sur le O au moment où il s’enflait, ou sur la lucarne du A. Le rendement n’était pas excellent. Dans l’espoir que des images comportant davantage de substance, d’une conception moins abstraite, favoriseraient l’état de rêve, je m’imaginais au volant d’un cabriolet rapide, décollant dans un petit avion, ou essorant une serpillière trempée dans une cave inondée. L’avion fut le plus efficace, mais pas à cent pour cent. C’est alors que, tout étonné d’avoir mis si longtemps à y penser, je me souvins du truc des moutons. Dans les dessins animés de Walt Disney, un petit nuage imaginaire flotte au-dessus de la tête du bonhomme couché; des moutons bondissent légèrement au-dessus d’une barrière ou d’un muret tandis que des violons accompagnent une voix douce, qui semble émaner d’un vieux soixante dix-huit tours et qui dit : « Un, deux, trois, quatre… »
J’imaginais les studios Disney, à l’âge d’or du dessin animé : l’expression d’intense concentration sur le visage du dessinateur coloriant soigneusement un mouton au pourtour stylisé poursuivant son saut de case en case, la chaude lumière de sa lampe de bureau tombant sur sa table à dessin, et éclairant les punaises, le ruban-cache et son crayon acétate spécial. Je m’endormais comme un bienheureux. Bien que cette version Disney remplît sa fonction, elle n’était pas entièrement satisfaisante : d’accord, j’imaginais des moutons, mais je ne les comptais pas, ce qu’exigeait la tradition. Je ne voyais pourtant pas l’intérêt de compter cet ensemble manifestement identique de cases animées ; il me fallait dépasser le dessin animé et me créer une procession personnelle de moutons individualisés. Je me fixai donc sur chacun d’entre eux au moment où il approchait l’obstacle pour lui découvrir des signes particuliers : un chardon accroché au passage, ou une tache de boue sur un jarret. J’en choisissais un, je le numérotais et je lui attribuais le nom d’un des chevaux qui couraient le Derby du Kentucky : Brunch Commander, Nosferatu, I before E, Wee Willie Winkie. Et je le faisais sauter très lentement, pour étudier chaque phase du mouvement : les particules de poussière charriées par l’air et voletant doucement vers l’objectif, la risée qui parcourait la laine à l’atterrissage, la grimace de la bouche. Si je ne m’étais pas encore rendormi, je revenais sur mes pas, et je reconstituais la journée entière du mouton ; je m’étais rendu compte que c’était en fait la préparation au saut et non le saut lui-même qui m’induisait le mieux au sommeil. Certains des moutons s’étaient sans doute présentés à leur poste vers midi, à plusieurs villes de là, ébouriffés et de mauvaise humeur. Vers deux heures de l’après-midi, à mon bureau, et m’attendant à passer une mauvaise nuit, j’avais (imaginais-je) téléphoné à l’une des distributrices de moutons : pouvait-elle m’envoyer un certain nombre de moutons à compter, pas plus de trente, à trois heures et demie du matin ? La distributrice en houlette parcourt son troupeau et désigne : « toi, toi, toi », elle répète inlassablement mon adresse à ses sujets qui acquiescent ; et mon troupeau personnel se met en route quinze minutes plus tard, avec une facture à me faire signer en arrivant. Durant tout l’après-midi, ils traversent des villages et des champs, pataugent dans des ruisseaux et trottent sur des bandes centrales d’autoroutes. Au moment où je dîne avec L., ils sont encore à des kilomètres, mais, aux alentours de onze heures et demie, à l’heure d’aller me coucher, je peux les apercevoir à la jumelle : ils franchissent une crête, minuscules formes sautillantes, à côté d’une enseigne de Red Roof Inn, dans un autre comté. Et à trois heures et demie, lorsque mon besoin d’eux se fait cruellement sentir, ils surgissent, tout ragaillardis par le voyage. J’écarte la lettre de remerciements en retard sur laquelle j’étais en train de plancher en passant par toutes les affres de l’agonie, je branche les moutons, je les paye et les premiers commencent à lober au-dessus des planches et des caisses de lait que j’ai rassemblées, tirant leur petite langue rose sous l’effort, et montrant le blanc de leurs yeux de moutons ; un, deux, trois… et me voilà devenu le célèbre metteur en scène de films publicitaires pour un adoucisseur en machine à laver – l’agence a besoin de plans de coupe de moutons en train de sauter ; leur toison doit sembler d’or, à la lumière du soleil couchant, et le vert du paysage champêtre doit être inconcevablement profond. Je fais moi-même un shampooing à chaque mouton ; je console ceux qui pleurent ; je lis au troupeau rassemblé des extraits de Idea of a University, du cardinal Newman, pour sublimer leur sensation d’être utiles et gracieux et je leur montre comment effectuer un véritable vol plané malgré leur torse grassouillet : s’appuyer sur les pattes arrière pour prendre de l’élan, rejeter la tête en arrière pour l’effet dramatique et atterrir invariablement sur la patte avant gauche. Je leur donne le départ : « Le quatre, à toi ! Le pas plus léger ! Fonce, vas-y, saute ! Tes pattes arrière ! Pense à tes dents ! Montre ton effort ! Un effet de narine, maintenant. On reprend ! » Je me suis récemment aperçu que juste avant de sombrer dans l’inconscience, j’ai la lointaine vision d’un mouton solitaire qui, libéré après avoir sauté mon obstacle, soulagé et empli de la satisfaction du devoir accompli se dépêche de franchir les quelques collines qui le séparent de sa prochaine affectation : sauter lentement sur des plates-bandes pour L. que ses soucis personnels empêchent de dormir à côté de moi.
La Mezzanine, de Nicholson Baker – Paru en poche chez 10/18 (mais non, ce n’est pas la note donnée à l’ouvrage).