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Penses-tu encore à moi ? (9)

Tu aurais pu être mon premier amour. Nous étions arrivés à l’âge où la nature commence à nous transformer, à nous différencier entre sexe. Plus que les poils qui commencent à s’assombrir sur notre corps, sous le nombril ou sur la lèvre, pour nous garçons, le changement déterminant, c’est celui de notre voix qui mue. Oui, il y a ce moment un peu pénible où la voix dérape entre aigu et grave, mais passée cette étape, c’en est enfin fini des « Madame » ou « Mademoiselle » que nous renvoient nos interlocuteurs au bout du téléphone. Et puis il y a bien sûr notre sexe qui devient de façon bien plus claire un organe sexuel, source de plaisir. Je ne sais plus dater avec précision le moment où j’ai connu ma première éjaculation consciente, mais je me souviens de ce moment. J’étais à l’étage, dans la salle de bain des parents où je prenais un bain (au rez-de-chaussée, nous n’avions qu’une douche). Je ne sais pas si je peux dire que je me masturbais. J’avais plutôt l’impression de me tripoter la nouille, sans but ni méthode. Pourtant, j’ai senti, par surprise, un éclair me déchirer le ventre ; c’était presque douloureux, et quand j’ai vu les petits filaments blancs en suspension dans l’eau du bain, j’ai compris que je venais d’avoir un orgasme. Ce n’était que le premier d’une très longue série (bien heureusement inachevée), et depuis, j’ai sérieusement progressé dans la méthode et le plaisir prodigué, et je n’ai plus cette sensation étrange de soulagement douloureux, sauf de rares fois, lorsque l’orgasme s’est fait très capricieux et a tardé à venir. Cette première solitaire m’a instantanément transformé en masturbateur compulsif, et pourtant, à côté de ça, j’étais un garçon des plus innocent et bien malhabile pour les choses de l’amour. Comme je ne me souviens plus du moment de ma découverte tellurique, je ne sais pas non plus dire si j’étais déjà un branleur quand, à la fin de la cinquième, à quelques jours des grandes vacances, j’ai trouvé planquée dans ma trousse ta déclaration d’amour. Il faudrait que je fouille dans mes affaires pour voir si ton papier a survécu au temps. C’était un petit bout de papier blanc où tu me demandais si je voulais bien qu’on s’écrive pendant les vacances, décoré de petits cœurs. Ou alors, c’était un petit bout de papier quadrillé qui disait « Ça ne me déplairait pas que tu m’embrasses, na na na »1, décoré de petit cœurs. Décoré de petits cœurs, ça j’en suis sûr, le reste, je brode un peu et je crois que l’hypothèse 1 est plus proche de la réalité que la 2. Ta déclaration n’était pas aussi explicite.
Pas de bol pour toi, tu ne m’intéressais pas du tout. Je pense que je devais te trouver un peu nunuche. Moi, j’étais dans les premiers de la classe, et toi tu devais ramer en queue de peloton ; tu nous faisais parfois rire involontairement quand, interrogée par le prof d’histoire-géo ou de la prof de maths, tu sortais une grosse connerie. Je t’avais donc cataloguée, et même si j’ai été flatté de cette déclaration (c’était la première que je recevais, je n’ai jamais été le beau gosse qui faisait soupirer sur son passage toutes les minettes du collègue ni, plus tard, du lycée), je n’ai pas remis une seconde en cause mon verdict. J’étais peut-être con à l’époque, mais je n’étais pas un salaud. Je t’ai donné mon adresse et on a échangé quelques cartes postales pendant les vacances. Je me souviens de celle où tu écrivais avoir « jeté du pin aux oiseaux », et plus encore que l’inintérêt assez lourd de l’information, c’est la faute d’orthographe grossière qui t’a valu mon mépris.
Je ne me souviens plus non plus de la façon dont je m’y suis pris pour te faire comprendre que je ne voulais pas de ton amour, sûrement très maladroitement.
Des années plus tard, j’ai regretté ce comportement. Quitte à faire du révisionnisme sentimental, je me suis dit que j’aurais quand même pu réfléchir un peu plus avant de dire non à une proposition qui ne se trouvait pas sous le sabot d’un cheval, d’autant que – les photos de classe de l’époque en atteste – tu étais loin d’être un cageot.

Penses-tu encore à moi ? Te souviens-tu de ce que tu éprouvais pour moi à cette époque, de comment tu as vécu le fait que je t’éconduise, et la façon dont je m’y suis pris pour le faire ? As-tu souffert ? As-tu su vite tourner la page jamais écrite ? Quel souvenir gardes-tu de ce garçon brun qui dut s’inviter dans quelques unes de tes rêveries pré-pubères ?

Moi, je pense encore à toi, parfois, lorsque je me tourne, mélancolique, vers le souvenir de mes vertes années. Je me dis aujourd’hui que j’ai été bien con de te juger aussi durement et de ne pas goûter ta bouche en mettant de côté le fait qu’on n’accompagnerait pas nos timides balbutiements sentimentaux de longues conversations philosophiques (tu t’appelais Sophie, d’ailleurs !), mais je me dis ça avec mon regard d’adulte porté sur un garçon dont je ne sais plus très bien comment il fonctionnait. N’empêche, trente ans plus tard, je porte toujours avec moi, dans un petit coin de ma mémoire – un endroit pas très fréquenté, mais confortable et tiède – ce cadeau que tu m’avais fait, et je le regarde avec fierté et nostalgie.


  1. Les lecteurs de ma génération auront immédiatement reconnu le tube de Lio qui cartonnait à l’époque.
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