Frères et sœurs de désir, nous sommes un certain nombre au sein de l’éroburposphère à être dotés d’un appétit, ou plutôt d’une appétence sexuelle supérieure à la moyenne. C’est par ce biais que nous nous sommes reconnus ; c’est souvent ce qui nous lie. Oh ! bien sûr, nous ne sommes tous pas fait d’un même moule1, nos parcours ne se confondent pas, mais sans cette curiosité commune, sans ces questionnements partagés sur nos envies de sexe, nos errances et nos bonheurs de couples, légitimes ou adultères, nous ne nous retrouverions pas, presque invariablement d’un burp à l’autre, communauté de burpeurs, de commentateurs, et probablement de lecteurs silencieux.
Au sein de cette communauté aux tendances endogames notables, on distingue une frange d’individus, hommes ou femmes, particulièrement voraces. J’en suis, à n’en pas douter. Notre désir tient de la boulimie. Inextinguible, il part dans tous les sens, il explose comme une étoile, il avance et explore dans toutes les directions comme les bras d’un poulpe aux ventouses érogènes, il se diffuse comme le sang dans nos artères qui vient faire gonfler nos sexes et battre nos tempes. Parfois, oui parfois, l’amour nous étourdit et nos tentacules se concentrent sur une cible unique, mais sans se départir de leur frénésie exploratoire. C’est le pénis tout entier à sa proie attaché !
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Cette réflexion m’est venue en repensant à ce moment passé avec mon amante. Une vorace, elle aussi. Elle me tournait le dos et savait ce qui l’attendait. Enfichée sur le sexe de mon complice C***, son cul attendait l’arrivée de ma queue conquérante. Elle savait, mais ne connaissait pas. Ce fut sa première « dp», ce soir-là, mais avant dans la soirée, elle avait fait d’autres découvertes, et les jours d’avant, dans mes bras ou ceux d’autres amants, elle en avait fait d’autres encore et en fera de nouvelles demain.
Qu’est-ce donc qui nous pousse dans les bras moites et brûlants de nos amants, de nos amantes, qui nous donne la fièvre. Y a-t-il dans notre gourmandise un alibi dont on puisse se saisir pour revendiquer d’être, au moins, des gourmets, quand nous n’avons pas la légitimation d’être porté par le sentiment amoureux, qui nous offre une sorte d’immunité morale ?
Alors que je l’interrogeais sur le plaisir ou l’intérêt qu’elle avait pris à cette première double pénétration, il m’a semblé (ça n’est qu’une hypothèse) que sa réponse enjouée dissimulait un enthousiasme plus tiède. Hormis l’impression qu’elle donne de participer au tournage d’un film porno, la double pénétration est une pratique ambiguë ; pour certaines femmes, c’est une explosion de sensations et un orgasme quasi instantané, pour d’autres, c’est juste aussi douloureux qu’une sodomie en plus inconfortable, et j’imagine qu’on trouvera chez celles qui ont tenté ou pratiquent aussi régulièrement que possible cette position qui demande quand même d’avoir deux hommes à portée de main, toute la palette des appréciations : j’aime un peu, beaucoup, à la folie, passionnément, pas du tout. Pour moi, c’est surtout une position pas vraiment confortable, plus excitante dans la tête que dans les faits. Sur la poignée de fois où je l’ai pratiquée, je retiens deux occasions où les sensations, les émotions, étaient vraiment bonnes. Pour les autres – et celle-ci en particulier – je ne retiens que le plaisir d’avoir été l’initiateur, et d’avoir vécu un moment plutôt rare (est-ce que cela suffit à le rendre précieux ?), certainement pas le point d’orgue de la soirée, qui vint plus tard.
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Cette scène, donc, inspira ma réflexion, laquelle fut alimentée en parallèle par une correspondance privée (et qui le restera) ainsi que la lecture d’une note récente de khoreia et de son épilogue. Je vous en livre ma maigre conclusion, moins pour vous asséner ma conception dogmatique de ce que devrait être la sexualité vorace (voire consumériste) que pour ouvrir le débat avec vous. En l’absence d’amour, voire en l’absence de désir (on peut interroger le récit ambigu de khoreia : le désir était-il vraiment absent, ou ne se cachait-il pas derrière une appréhension de la différence, voire une appréhension de l’image de soi au travers du reflet narcissique porté sur l’autre ?), quel moteur nous pousse à consommer ?
Le premier ressort, de toute évidence, c’est le plaisir. Je pourrais développer mais j’ai peur de n’arriver qu’à paraphraser ce que raconte La Rousse aux Petits Roberts à cette entrée. Nous baisons pour jouir.
J’espère ne pas déformer les propos de O*** qui se définissait comme féministe pro-sexe disait que si les femmes étaient bien moins prompte à s’envoyer en l’air avec légèreté comme les hommes, ce n’était pas à cause d’une différence fondamentale d’appétit sexuel, mais parce que, à l’occasion d’un coup d’un soir, l’homme était quasi assuré d’atteindre l’orgasme, quelles que soient les aptitudes de sa partenaire, alors que le succès de l’entreprise est nettement plus incertain chez la femme2. Il me semble, consœurs voraces, que vous vous devez de veiller particulièrement à ce que le plaisir face partie de votre horizon hédoniste.
Parfois, pourtant, le plaisir est absent, ou n’a pas l’intensité attendue. Le second ressort est celui de la découverte. Certes, sans plaisir ni désir, le sexe peut légitimement être considéré comme vain, voire triste. Je prétends toutefois que la curiosité peut justifier l’envie de faire de nouvelles expériences, d’explorer le riche territoire de sa propre sexualité et d’en repousser les frontières. Qu’elle me contredise, mais il me semble que dans l’aventure de khoreia, cette notion est entrée en ligne de compte dans son expérience avec cet homme, qui ne doit pas ignorer qu’on le regarde aussi parce qu’il est différent (de même que ma lectrice qui déplorait que l’on ne sache faire abstraction de sa couleur de peau).
Je suis en train de lire La vie sexuelle de Catherine M. (je n’en suis qu’aux débuts – j’y reviendrais donc probablement) et si je me reconnais en elle dans son approche très simple, spontanée et dépourvue de culpabilité de la sexualité (elle tient des propos très proches de ceux que j’ai déjà formulés ici ou ailleurs, sur le fait, par exemple, que je ne tire aucun plaisir de la transgression, puisque je ne l’éprouve nullement). Toutefois, je n’ai pas encore saisi quel était son moteur, quel bénéfice propre elle tirait de ses expériences foisonnantes.
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Je vous souhaite un très beau réveillon de fin d’année. Le mien sera sage comme une image.
Illustrations :
(1) The things I see par Tracey Emin
(2) Trouvée sur le Net, sans réussir à remonter à sa source
(3) Christophe Gilbert
- Oui, le jeu de mot est tentant. Je vous confirme donc que j’y ai pensé.↩
- On pardonnera ma vision hétéro-centrée du sexe, mais je n’ai aucune idée de la façon dont ça se passe chez les homos mâles – à supposer qu’il y ait un « actif » et un « passif », ce qui est une vision étroite de la sexualité entre hommes, peut-on leur transposer l’iniquité homme/femme ? – et chez les femmes, moins encore.↩