Notre Eurostar émerge de son périple subaquatique (dans ce long tunnel, on finit par oublier qu’on a la tête sous des millions d’hectolitres d’eau de mer) et mon téléphone accroche au réseau français. Retour à la 3G. Il vibre à plusieurs reprises indiquant la réception de nouveaux messages.
Parmi ceux-ci, une notification d’un DM (i.e. message privé sur Twitter, NDLR) d’une de mes correspondantes avec qui je partage dans une plus ou moins grande mesure des convictions politiques, un penchant pour les jolis souliers de femme, la charge d’élevage de progéniture et une inclination à l’hédonisme. Je ne sais pas mesurer jusqu’à quel point, car nous n’avons pas encore longuement discuté pour être suffisamment intimes.
Appelons-là Freda.
Freda – Hello, tu es rentré ?
Jérôme — Je suis dans l’Eurostar du retour ! Côté France, la 3G est de retour :-)
Freda — Celui de 18:01 ?
Ainsi que nous l’avions, de part et d’autre, annoncé sur le réseau, Freda et moi partageons en plus de tout ce que j’ai cité plus haut, un programme de vacances pascales : #London ! Ce que j’ignorais, en revanche, c’était les dates précises de son séjour ; elle l’avait commencé avant moi, comme j’ai pu le lire au travers de quelques twittes ; mais quand revenait-elle ?
Ce message me fait deviner qu’elle rentre en même temps que moi et que le hasard va peut-être être un peu forcé pour provoquer une rencontre.
Que nous soyons dans le même train ne suffit pas ! Il faut aussi que nous soyons dans la même rame pour avoir une chance de partager un verre dans le wagon-bar.
Jérôme — Départ Londres à 18:01 heure locale, arrivée 21:20 heure locale ! Voiture 15.
Freda – Tiens, tiens ! Que dirais-tu d’une bière, dans 10 mn en voiture bar ?
Jérôme — Je suis ton homme ! Tu me reconnaîtras à ma barbe de 6 jours et mon pull bleu marine à capuche.
Je préfère qu’elle ne me dise rien sur elle ; je reconnais toujours les rendez-vous à l’aveugle ; il y a quelque chose dans le regard qui trahit le fait qu’on est à la recherche d’un inconnu connu ! Et puis j’ai quelques idées sur son apparence, un âge approximatif, même s’il est peu probable qu’elle porte les mêmes escarpins que ceux de sa PP (i.e. Photo Personnelle – personal picture en anglais — l’équivalent des [gr]avatars ici, NDLR) qui me permettraient de l’identifier à coup sûr.
Je prétexte n’importe quoi pour disparaître du carré famille en espérant qu’aucune de mes filles curieuses ne viendra me gâcher cette rencontre impromptue et inespérée.
Je m’installe dans un coin du bar où, opportunément, il n’y a personne à proximité immédiate, scrutant alternativement les personnes qui entrent dans la voiture et mon téléphone, dans un mélange d’excitation curieuse et d’anxiété. À un moment je vois entrer une femme… mais elle est accompagnée et trace directement jusqu’au comptoir pour commander. Et puis… et puis je la vois, enfin, cette fois, j’imagine bien que ça peut être elle à cause du sourire tout particulier qui se pose sur ses lèvres au moment où nos regards se croisent. Je crois que, dans la demie seconde, mes joues deviennent très rouges tant cette apparition m’impressionne. Non seulement Freda ne ressemble pas du tout à ce que j’imaginais1 mais elle était d’une beauté à tomber raide. Alors que j’imaginais une beauté du Sud, une paire d’yeux bleu glacier m’observe. J’étais heureusement le cul bien vissé sur mon tabouret de TGV et je réussis à prononcer un « Bonsoir ! » sans bredouiller. « Au fait, je m’appelle Jérôme » ajoutai-je. Comme la femme en face de moi continue de sourire et me répond, je commence progressivement à reprendre confiance en moi. Oui, évidemment, je me dis quand même « trop belle pour moi » et j’essaye de me consoler en me disant que cette mini-rencontre n’allait évidemment pas déboucher sur quelque chose de plus qu’une éventuelle bière avalée à Très Grande Vitesse si nos conjoints et nos gnards respectifs ne nous interrompaient pas. « What did you expect, Jérôme ? »
Je demande, justement, à Freda si elle a le temps pour une bière et la réponse est oui. On se faufile tous les deux dans la file d’attente et je frissonne quand son buste, probablement involontairement car le train vient de nous envoyer une secousse, effleure mon dos. En attendant d’être servis, nous échangeons quelques banalités sur notre séjour à Londres. Ça t’a plu ? Vous avez fait quoi ? Les enfants ont aimé ? Au fait, quels âges, les enfants ? On s’arrête sur le même choix de bière : ça nous fait déjà un point commun !
Une fois servis, nous retournons dans ce coin de la voiture-bar resté miraculeusement vide. Chacun guettant derrière l’autre les personnes qui arrivent dans le wagon (elle ne venant pas du même côté de la rame que moi, nos regards alternent tous les deux de notre interlocuteur à la porte). Puis elle me lance : « Dis, je suis allé voir ton site et j’ai lu quelques articles, tu m’as l’air d’être un sacré coureur… » J’essaye de me défendre en assurant que je ne cherche pas à multiplier les conquêtes pour faire du chiffre même si, en ce moment, j’ai un appétit déraisonnable. « Et qu’est-ce que tu penses de ce que tu as lu ? » lui réponds-je, auteur narcissique, au lieu de songer plutôt à l’interroger sur ce que, elle, fait de sa vie sentimentalo-sexuelle.
Tout s’enchaîne ensuite très vite. Elle me dit qu’elle n’a pas le temps de développer car elle va devoir retourner dans son wagon avant que ça ne paraisse louche mais qu’elle serait très heureuse de le faire à l’occasion d’un rendez-vous où nous aurions, je cite « tout le temps nécessaire devant nous pour en discuter en détail ». Nous échangeons nos coordonnées téléphoniques, nos courriels, et au moment de me faire une bise d’adieu, ses lèvres se posent le temps d’un baiser éclair sur les miennes, me transformant une deuxième fois en pivoine. Elle me fait un clin d’œil et me lance « À bientôt » avant de tourner les talons.
Je retourne également dans mon wagon en restant songeur tout le restant du voyage.
Quand je sors de ma rêverie, je peste d’avoir pris l’Eurostar de 19:01 (heure locale), arrivée 22:20 (heure locale).
Illustration : le transit de Vénus – photo © Nasa
- Ça peut vous paraître surprenant que j’imagine quelqu’un dont je ne connais aucun élément physique sinon une paire de pieds dont quelques orteils et morceaux de peau apparaissent autour des escarpins portés, mais mon cerveau avait interprété quelques éléments lus sur Twitter et s’était fait son petit délire dans son coin.↩