Les jours s’écoulent et voient lentement se changer la représentation que je me fais d’O***, son importance immédiate pour moi, comme l’épaisse couche de neige qui recouvrait ici tous les toits et finit par fondre sous les assauts répétés d’un soleil tenace. Une partie s’en écoule discrètement par la gouttière, le reste ruisselle du toit et, de temps à autre, un bloc se détache et se pulvérise au sol. Bientôt le toit sera tout sec, prêt à accueillir les nids d’hirondelle et, plus tard, à affronter le prochain hiver. (Bon, ma métaphore est un peu pourrie, ce n’est pas tout à fait ça.)
Dans la pratique, je pense à O*** d’une façon de plus en plus abstraite. Au moment où je vous écris, elle n’est plus la femme dont je désire en vain l’intimité, elle est une absence, un silence que je remarque, qui me déplaisait foncièrement mais dont je m’accommode un peu plus chaque jour.
Le délitement de l’attache que j’avais pour elle, que j’ai récemment hâté (autant que faire se peut) suite au dernier coup d’estoc qu’elle m’a asséné dans mon cœur sanguinolent (pensant sans doute, au contraire, me passer du baume), me fait me poser aujourd’hui d’étranges questions. Qu’est-ce qui faisait que j’étais si attaché à elle ? J’ai pu déjà dire ici1 qu’O*** n’était pas une amante parfaite. Par certains aspects, c’était une amante compliquée dont j’avais parfois du mal à cerner les aspirations, que ce soit sous la couette ou à la ville. Petits points d’incompréhension dont que j’ai d’ailleurs relaté en filigrane2 qui me troublaient mais faisaient peu de poids en regard de tout le plaisir que j’éprouvais avec elle. Que ce soit clair, je ne me livre pas ici à un exercice de révisionnisme sentimental3, je repère juste çà et là quelques points qui m’aident à me mettre à distance de mon propre désir, « passer à autre chose », et qui aussi me permettent de mieux comprendre la période de trouble de notre séparation. Pourquoi ce qui n’était déjà pas limpide quand tout allait « bien » deviendrait moins trouble dans la tempête ?
Il ne me faut pas longtemps pour opposer à cette part d’ombre toute la palette de qualités qui m’ont rendu si vite épris d’elle, à commencer par son charme délicieux, son côté garçonne, ses mines de souris mutine, et puis ce sentiment que j’avais d’être celui qu’elle avait choisi pour que je lui prenne la main pour l’accompagner dans la découverte d’une nouvelle sexualité. J’étais fier, orgueilleux, d’être celui-là et dans ma douleur de la séparation, il y a très vivement ce regret de ne plus être là, à ses côtés, pour tous ces jalons qu’elle s’apprêtait à franchir, dont certains étaient à portée de main (ou de queue ?!), et dont quelques uns appartiennent certainement déjà au passé, sans moi.
En perdant O***, j’ai bien sûr perdu une partenaire sexuelle. C’est temporairement gênant parce qu’ayant pratiqué la politique de la terre brûlée avec mes autres amantes toute la durée de ma relation avec elle, il va se passer un peu de temps avant que je ne vois refleurir mon agenda sensuel, mais ce n’est pas un sujet d’inquiétude majeur.
Les deux nœuds les plus difficiles à dépasser dans cette séparation sont les suivants.
D’abord, c’est la disparition palpable de mon « environnement » d’un être avec qui j’avais noué une complicité intense aujourd’hui anéantie. Je ne suis pas un grand fana du Petit Prince mais, pour reprendre une image qui vous parlera, O*** et moi nous nous étions apprivoisés.
— Qu’est-ce-que signifie « apprivoiser » ?
— C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… ».
— Créer des liens ?
— Bien-sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
Ensuite, il y a la blessure d’orgueil de ne plus être jugé digne d’accompagner O*** sur son nouveau chemin de femme libre, douleur redoublée par cet incompréhensible4 verdict : « je ne te désire plus5 » qui touche au plus profond de mon amour-propre de mâle. Nos derniers moments d’harmonie sexuelle étaient tellement forts, transpirant le désir6, qu’aujourd’hui encore, je n’arrive pas à saisir comment cela a pu se volatiliser, même si avoir la réponse à cette question qui continue de blesser mon ego ne changera strictement rien à la situation.
Un dernier extrait de De la rupture de Gabriel Matzneff :
Seuls les niais s’imaginent qu’on peut aimer les créatures impunément ; se figurent qu’il existe des passions inoffensives. En amour, rien n’est jamais innocent. S’affectionner à un être, c’est dépendre de lui, c’est s’inquiéter pour lui, souffrir à cause de lui. Aimer, c’est prendre des risques, s’exposer, devenir vulnérable.
Finalement, un sorte de plagiaire de Saint-Exupéry :-)
Illustration : Kim Herbst – Happy Valentine’s Day
http://kimherbst.blogspot.com/2011/02/happy-valentines-day.html
- Voir le billet Exclusivité du désir.↩
- Comme dans cette note-ci ou celle-là.↩
- J’ai constaté avec plaisir que G. Matzneff utilisait les mêmes termes et avait sur ce sujet une position semblable à la mienne.↩
- À mes yeux.↩
- Et je ne sais pas ou ne veux pas te dire pourquoi.↩
- « Les sentiments nés d’une telle histoire doivent être forts (cela se voyait à l’opéra et cela était très beau à voir » dira un témoin↩