Il me faut une fraction de seconde, là encore, pour que mon cerveau réunisse les pièces du mécanisme d’horlogerie qui m’a amené ici sans que la plus petite ombre de soupçon ne m’ait alerté.
Camille devait m’emmener à un spectacle. « Une surprise ! » Comme j’aime les surprises – j’allais être servi –, je n’ai pas cherché à en savoir plus. Ç’aurait pu être un concert (Camille et moi avons des goûts partagés), une pièce de théâtre, que sais-je encore ?
— Tu ne me demandes pas ce qu’on va voir ? m’avait-elle glissé, mutine, à l’oreille (dissimulée sous mon casque intégral), lorsque nous roulions en direction d’un certain théâtre de la rue V***, commodément situé à quelques pas de chez Thomas.
— Non, je préfère laisser la surprise entière, avais-je répondu ingénument.
Je ne devine que maintenant que j’écris ces mots le large sourire qui a dû se dessiner sur le visage de la passagère blottie dans mon dos. Je ne pouvais pas mieux répondre.
La semaine précédente, j’étais allé chez Thomas récupérer Camille, l’entrejambe ruisselante après une séance de shibari auprès de notre élégant encordeur, avant de poursuivre notre soirée en tête-à-tête. Soirée pendant laquelle, suite à une question de ma part (ça n’est donc pas tombé comme un cheveu sur la soupe), Camille m’avait indiqué qu’elle avait malencontreusement oublié son gode en acier chez lui. Il ne lui restait qu’à trouver un prétexte quelconque pour se justifier de ne pas être en mesure de le récupérer le lendemain. La nasse était prête !
* * *
Si j’ouvre les yeux, je peux voir un mince rayon de lumière filtrer sous le masque de cuir posé sur mes yeux. Mais je préfère les fermer pour m’abandonner aux mains de mes deux trappeurs. Ils me conduisent lentement à l’étage, je frôle un mur, évite de trébucher sur une marche puis m’installe selon leurs directives sur le tabouret de bar placé au centre de la pièce à mon attention.
— Dans le noir, les sensations auditives sont accrues, fanfaronné-je. J’entends une ou deux personnes dans ce coin ! poursuis-je en pointant le doigt dans la direction où j’ai entendu quelques bruits feutrés.
La suite allait prouver dans un instant les médiocres performances de mon ouïe. Mes deux maîtres de cérémonie m’expliquent ce qui m’attend. Pour mon anniversaire, l’ensemble des invités présents vont lire un texte à mon attention, tandis qu’une coupe de champagne m’est proposée pour accompagner cette lecture.
Voilà donc une première voix, féminine, qui me déclame son texte comme un souffle. Je ne reconnais pas cette voix. Je commente, essaye de faire quelques mots d’esprits, pour cacher que je n’en mène pas large.
Une autre voix – encore une femme –, un autre texte. Voix que je ne reconnais pas non plus.
Troisième texte. Récité par un homme. Je ne reconnais pas plus sa voix que les deux précédentes.
— Nous connaissons-nous ? hasardé-je.
— Oui, nous nous sommes déjà rencontrés. Une fois !
Mais l’indice n’est pas suffisant pour mon cerveau groggy.
Quatrième voix, quatrième texte, puis un cinquième, un sixième… Je commence à avoir le vertige ! Je reconnais, parfois, la voix. Quand c’est avec certitude, je suis rassuré ; quand j’hésite, je préfère me taire. Plutôt le silence que de vexer avec certitude. Une voix me fait, rétrospectivement, identifier une autre que j’avais reconnue sans réussir à mettre dessus son visage au moment de la lecture. Comme au jeu des sept familles, je reconstitue une paire !
Le défilé des voix continue jusqu’à l’enivrement. Une septième… une huitième… une neuvième… Là, j’entends une voix que je reconnais bien mais je ne m’attendais à entendre dans ces circonstances. Ici, une autre voix me lit le texte d’une absente, laquelle a tenu tout de même à m’honorer de ses mots… Ils sont de ceux qui m’auront le plus troublé et je fus surpris de voir comment, plus sûrement qu’une voix, j’avais pu reconnaître une plume (je ne généraliserai pas : je suis souvent très médiocre à ce jeu). Une dixième voix… une onzième voix ! Cela ne s’arrêtera donc jamais ?
Une voix manque à l’appel, celle de mon complice C*** que je devine retenu par ses obligations professionnelles (qui ne lui permettront même pas de nous rejoindre au milieu de la fête, tant pis pour lui !). Sur le moment, je n’ai même pas songé à les compter. Je n’en ai identifié formellement que six. Ce ne sera qu’un peu plus tard, une fois le bandeau enlevé, que je pourrai dénombrer notre aréopage lubrique : nous sommes quatorze, quatre hommes et dix femmes. Messieurs, refermez votre mâchoire et arrêter de baver.
Mais pour l’heure, je porte encore le bandeau sur les yeux. On me laisse finir ma deuxième coupe de champagne (toutes ces lectures, ça donne soif !) et on m’amène aux étages inférieures pour la prochaine séquence.
J’arrive dans une pièce où l’on me confie aux bons soins de deux personnes : un homme (celui que je n’ai toujours pas identifié) et une femme, qui me déshabillent entièrement. Puis me couchent sur un lit. Je reconnais la texture froide et lisse du polyuréthane qui le revêt et je comprends donc ce qui m’attend : NURU NURU \o/
(Je comprends aussi pourquoi, quelques temps plus tôt, ce cher C*** m’avait empressé de lui prêter mon matériel à Nuru-nuru1 quelques temps plus tôt, ce que les circonstances familiales ne me permirent pas de faire. Un autre des rouages de l’implacable mécanisme que Camille avait mis en branle…)
J’ai un peu froid au début tandis que, progressivement, les mains de mes deux choreutes plongent dans le bol de gel chaud pour en enduire nos trois corps. À tâtons (je porte toujours le masque), je vais moi aussi à la recherche du bol pour y puiser du gel afin de rendre nos corps toujours plus glissants (a posteriori, je me dis que nous aurions dû avoir la main encore plus lourde pour glisser comme des anguilles !). Sous mes doigts, je découvre les proportions de cet homme que je connais sans pour autant le reconnaître. Il est plus massif et plus velu que moi. Je passe de son torse aux seins de sa voisine ; d’une fesse à une épaule ; d’une cuisse à un flanc ; d’un dos à un entrejambe. On me complimente sur mon cul. Nous nous frottons, nous nous embrassons, nous nous réchauffons. Parfois, nous entendons un rire fuser de l’étage où sont restés les autres convives, puis vient le temps de les retrouver. Je suis, à ce moment-là, autorisé à enlever mon bandeau et – enfin ! – identifier mon mâle compagnon, effectivement déjà croisé et apprécié lors d’une précédente soirée décadente chez Thomas ! Nous prenons la douche ensemble, je me garde la serviette autour de ma taille et me couvre juste de ma chemise en sus, avant de retrouver le joyeux équipage qui nous attend là-haut pour traverser la nuit. Je ne suis pas encore au bout de mes surprises. J’aperçois A*** étendue (mon dieu ! mais comment n’ai-je pas pu reconnaître sa voix tout à l’heure ?!?) aux côtés de P***, tous deux nous servant de table à manger vivante : Mlle Nyotaimori et M. Nantaimori. Avant de commencer le repas, toutefois, un autre cadeau m’attend. Fasciné que j’étais par les deux corps étendus nus et garnis de bouchées et de sauces épaisses savamment disposées, je n’avais pas porté mon regard vers ce troisième corps, serti dans un cordage rouge et recouvert d’un large foulard.
— C***, qui n’a pas pu se joindre à nous, t’offre ce cadeau : ce sera ton esclave pour la soirée !
Cadeau un peu lourd pour mes épaules, mais que je prends plaisir à déballer en prenant tout mon temps. À la recherche des nœuds, je glisse mes mains sous ce corps à la peau délicieusement cuivrée que je n’ai pas encore découvert. Ça piaffe d’impatience ! Le buffet est à deux doigts de se rebeller ! Je finis par totalement démailloter une beauté méditerranéenne inconnue à mes yeux.
— Merci ! lui glissé-je, oubliant que remercier son esclave n’est certainement pas protocolaire.
Avant de passer à table, on m’offre encore deux cadeaux à déballer ; cadeaux plus conventionnels mais parfaitement adapté au cadre de la soirée : un album de photo de nus « avec beaucoup de pieds » précise-t-on au fétichiste que je suis et un petit jeu de gages et questions érotiques, sous forme de rouleaux de papier disposés dans une boîte en forme de cœur.
De mes crocs et babines, j’ouvre le buffet comme d’autres, de leurs pas de danse, ouvriraient le bal. Nous nous régalons dans un concert de rires gloutons et de petits gémissements. Puis j’appelle mon esclave pour qu’elle commence à distribuer, selon le protocole précis que je lui indique, les petits rouleaux aux différents participants. J’ai l’impression, un court instant, que je suis le roi qui annonce :
— Que la fête commence !
Et la fête commença…
Illustrations non contractuelles d’Alex Szekely, Allan Deas et Petites luxures, pour ceux qui manqueraient d’imagination pour combler les points de suspension !
- Le récit de sa première utilisation, que je comptais vous confier ici, est toujours en souffrance.↩