[277] 918 hectopascals

Je savais depuis longtemps combien l’addiction à la « virtualité » (appelons les comme ça, faute de mieux) des relations électroniques était consommatrice de temps. Que ce soit sur Minitel ou sur un site de rencontre internet, dès que l’on met un doigt dans l’engrenage, pour peu qu’on y croit et qu’on aime ça, on se retrouve rapidement à penser « il faut que je me connecte, il faut que je vois si X a répondu à mon message, ou si on ne m’en aurait pas laissé, ou si Y ne serait pas par hasard connecté en ce moment, j’ai justement des choses à lui dire, etc. »

Je savais aussi, pour l’avoir également vécu, qu’il existe (chez moi en tout cas) des périodes où ce besoin est exacerbé, d’autres où il se met en veilleuse.

Ce que je ne savais pas, c’est que mon incursion dans la burposphère allait me faire franchir un cran supérieur dans la dépendance.
Dépendance qui ne tient pas seulement au besoin de cracher ses émotions pour les partager, à l’attente fébrile des commentaires et à la surveillance des courbes d’audience ; dépendance surtout à la communauté qu’on a rejoint. Petit à petit, on accroche aux wagons de nouveaux liens, on noue quelques complicités puis les connexions se font, les burpeurs de mes burpeurs sont mes burpeurs, le réseau se densifie, et de quelques burps que l’on fréquente quotidiennement, on passe à la dizaine, et de la dizaine aux dizaines. Soixante treize, c’est énorme, soixante treize flux d’informations auxquels je suis abonné, soixante treize canaux me diffusant de l’information de différentes natures (cela va des sites à caractère professionnel aux sites hédonistes en passant par les informations politiques, les productions photographiques, les carnets de vie touchants…) à différents débits (de plusieurs dizaines de notes par jour à quelques unes par mois).

La différence, par rapport à ma dépendance « d’avant », c’est que si je ne me connecte pas pendant un jour, le lendemain, j’ai environ deux fois plus d’informations à lire et si j’attends deux jours je suis bon pour une triple dose de lecture.
Je ne veux pas (plus ?) perdre une miette des états d’âme de ***, des élucubrations de *** ou des envies érotiques si finement mises en scène par ***.

L’abondance a quelque chose de vertigineux. Il arrive fréquemment qu’arrivé sur un burp qui me plaît, je clique sur les liens qui y sont proposés à la découverte et ils sont souvent eux-mêmes intéressants. Il m’arrive aussi de ne pas cliquer malgré la tentation, malgré le « il y a sûrement des textes bien écrits là-bas » qui me titille, parce que je me dis que la corne d’abondance n’a pas de limite et que je pourrais me noyer plus encore sous cet océan de mots. Face à cette offre pléthorique, semblable à l’avalanche de romans à la rentrée littéraire, on ne peut que faire le constat – un peu amer – que l’on ne peut pas tout lire et que l’on rate forcément des choses plus enrichissantes que celles dont on s’abreuve déjà.

Subitement débordé ces dernières semaines par le boulot que j’avais auparavant un peu délaissé, m’étant laissé porter par l’oisive promenade sur la toile qui grignotait mes journées de travail, je subis comme une crise de manque. Je me sens morose et aboulique. Je sais que raisonnablement la seule solution est de réduire ma dose quotidienne, de réussir à rendre moins impérieuse l’envie de découvrir l’actualité de mes burps préférés, de réaménager (rééquilibrer conviendrait mieux) dans mon emploi du temps la part que je réserve à mon travail, à ma famille, à mes amis, à mes loisirs et à Internet.

Cesser la fuite en avant et faire naître cette envie.


Illustration sonore : Like spinning plates, un morceau de Radiohead réinterprété au piano par Christopher O’Riley (extrait de son album True Love Waits, consacré uniquement à des reprises de Radiohead, un très bel album que je vous recommande chaudement).

[276] Des morts

Seul à la maison depuis hier, j’essaye de meubler ma solitude soudaine comme je peux.
Habituellement (si on peut parler d’habitude), je profite des périodes (brèves, rares) où je me retrouve sans femme ni enfant pour donner un coup d’accélérateur à ma vie aventureuse. Si j’ai une amante, je la visite intensément, je dors chez elle, si elle veut bien (le luxe !). Si je n’en ai pas, je prévois un peu à l’avance et je tente de ponctuer ma semaine de quelques rendez-vous de prospection. C’était surtout vrai du temps où je fréquentais un site de rencontre.

Aujourd’hui, je suis coincé entre le tronc de mes résolutions de fidélité (thérapie oblige) et l’écorce du travail qui m’attend et que je repousse encore et toujours (et notamment : maintenant). Je m’occupe donc autrement.

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La Pieuvre, 1890

Hier, en revenant de la gare Montparnasse où j’emmenai mes trois femmes prendre le train des vacances, je passai à proximité du Musée Rodin et me dis que c’était l’occasion où jamais d’y voir l’exposition Les figures d’Éros. Demi-tour, créneau, visite. 

Petite exposition, en vérité, mais les dessins qu’on y trouve étant relativement (n’étant pas grand spécialiste, tu comprendras ami lecteur que je ne te donne ici que mon avis subjectif et peu éclairé, qui vaut ce qu’il vaut donc) répétitifs, il n’y avait pas lieu non plus d’en mettre des salles et des salles.

Quelques dessins m’ont ému, si bien que je déambulais dans le musée affublé d’un tiers d’érection, jetant un regard furtif aux autres visiteurs(-teuses, soyons honnête) dans l’espoir ténu qu’une d’entre elles me jette un regard qui puisse être une invitation à discuter de l’émotion érotique devant un café et plus si affinités. Espoir qui ne verra pas l’esquisse d’une concrétisation, comme tu le devines, ami lecteur.
Les quelques sculptures étaient, à mes yeux, nettement plus touchantes. Passage rapide à la boutique du musée, d’où je ramène ces petits clichés clin d’œil :

Rodin, l'éternelle idôle   l'éternelle idôle, de Rodin

₪ ₪ ₪

Revenons-en à nos moutons.

Pour meubler ma solitude, donc, j’écoute la radio.

Ce matin, en trempant mes tartines de brioche grillées et confiturées dans mon Tonimalt, j’appris donc la mort de Maurice Papon. À vrai dire, j’ignore dans quel état subsistait depuis 2002 Maurice Papon, libéré par application douteuse de la loi Kouchner qui vise à offrir aux prisonniers malades une fin de vie plus humaine (je dis douteuse parce que visiblement le Papon n’allait pas si mal quand d’autres continuent de crever en tôle). En tout cas, je sais que cette ordure n’avait non seulement nullement fait repentance pour le zèle anti-juif dont il fit preuve pendant la guerre, mais qui avait également ignominieusement organisé sa non-solvabilité pour ne pas avoir à payer les dommages et intérêts auxquels la justice l’avait condamné. Bref. Une ordure qui meure libre, j’aurais juste préféré que ce soit plus tôt. Notez que son avocat a encore l’indécence de faire son apologie post-mortem. Tout ceci est assez gerbos.

Sur France Info ce matin, en revanche, pas un mot sur la disparition de Robert Adler, quasiment au même âge (93 ans pour celui-ci, 96 pour celui-là). Ce brave Robert n’a (selon mes sources) fait embarquer aucun Juif dans un wagon à bestiau, mais a inventé la té-lé-co-mman-de. C’est tout de même une putain d’invention !

Aucun rapport entre les deux zigotos évidemment. 

Zappez. 

 

[274] Apostrophes

medium_abc-chalk-board.gif Tout le monde aux abris ! La rubrique Kom 1 imaj est de retour après une trop longue absence.

Cette rubrique, ami lecteur, c’est une terrible rubrique où j’enfile mes lunettes de professeur (héritage maternel) pour montrer à la burposphère comment causer correct. Évidemment, c’est très pontifiant et pendant deux ou trois semaines, je me reçois plein de commentaires acerbes pour fustiger les fautes d’orthographe que, moi, donneur de leçon, j’aurais saupoudrées çà et là au hasard de mes écrits.

C’est que l’heure est grave :

Le problème dont je vais parler ici, je l’avais déjà abordé dans une précédente note fondatrice mais c’était, semble-t-il, passé inaperçu. Parce que voilà, la personne à qui cette remarque était spécialement dédiée ne s’est pas dit, en me lisant : « tiens, c’est justement une faute que je fais de temps en temps, je vais faire gaffe maintenant ». Faut dire que je n’avais pas spécialement tenté d’attirer spécialement son attention à elle sur ce passage.
J’aurais pourtant pu mettre quelque chose comme :

MESSAGE SPÉCIAL À L’ATTENTION DE LIB

Le genre de truc qui te rend fou, ami lecteur, un truc clignotant, c’est carrément insupportable dans une page ouèbe.

Mais l’heure est grave, parce que non seulement Lib continue obstinément de faire cette faute, mais un autre de mes amis burpeurs a pris le relais et c’est désormais en stéréo que je vois des apostrophes dans leurs billets à tort et à travers.

Ceci est donc un

MESSAGE SPÉCIAL À L’ATTENTION DE LIB ET DE VAGANT

Bon, comme je suis un feignant, je me contente d’un copier-coller de la remarque en question (et donc, le titre de cette note n’a finalement aucun rapport avec Bernard Pivot alors qu’on aurait pu croire que si, mais non).

Élisions douteuses

Pour finir cette note qui malgré mes efforts va finir par devenir indigeste, j’aborderai le délicat cas de l’élision souvent confondue avec le « t » euphonique.

Il ne faut donc pas confondre « t’ » où l’apostrophe signifie l’élision de la voyelle finale (je te aime => je t’aime) et « -t- » où le t n’a aucune valeur sémantique, ce n’est pas le pronom « tu » abrégé, ni quoi que ce soit d’autre d’abrégé, c’est juste pour faire joli à prononcer (eu-phonique : qui sonne bien à l’oreille) entre deux voyelles : « Écoute-t-il ce que je dis ? ».

En s’amusant avec Google, on est ravi par les nombreuses variantes imaginées pour écrire « Y a-t-il … ».
Y’a t’il ? Y-a-t-il ? Y a t-il ? Y-a-t’il ? Mathématiquement, en combinant espace, trait d’union et apostrophe, on peut arriver à 27 graphies différentes. Malheureusement, une seule est correcte, et si tu y vas au pif, ça ne laisse que 3,7% de chance de tomber sur la bonne.

Pour mettre un peu de valeur ajoutée, une autre petite faute spéciale Lib :

Le participe passé du verbe devoir

Bon, c’est avec un circonflexe. C’est un circonflexe à la con, parce qu’il ne représente rien (généralement, le circonflexe marque une lettre qui est tombée, généralement le s : par exemple, on écrit forêt mais déforestation, ou alors apparaître mais apparaissant, ad lib.)

Donc, ce circonflexe tout nase, il ne sert à rien sinon qu’à différencier de du.

Du coup, il disparaît dès que ne peut pas être confondu avec du. C’est à dire quand il s’accorde.

Ex :
— Compromis, chose due. [Coluche]
— C’est pas fini de pousser la chansonnette à des heures indues ? [La voisine du dessous d’Étienne Daho]
— Et mes commentaires, tu crois qu’ils te sont dus ? [une lectrice arrogante]

* * *

[273] Mon Baker

La Mezzanine (10/18)Loin de moi l’idée de concurrencer un instant les conseils littéraires que nous prodigue régulièrement SecondFlore, qui doit lire en un jour ce que je lis en un an (oui, j’ai honte) ; toutefois, j’avais en stock cet extrait scanné d’un livre de Nicholson Baker que j’adore et je me suis dit que je pouvais vous le faire découvrir, si vous ne le connaissiez pas encore, voire vous donner envie de le lire.

Nicholson Baker, je l’ai découvert en lisant ce formidable bouquin qu’est Le Point d’Orgue, le plus plaisant des livres érotiques que j’ai pu lire à ce jour. Pas celui à l’érotisme le plus torride, avec les situations les plus alambiquées, non. Mais l’érotisme dont je me sentais le plus proche, celui qui m’allait comme un gant. Le Point d’Orgue est bien plus qu’un roman érotique. C’est un roman. Un roman dont l’érotisme n’est qu’une facette.

Ce n’est qu’après que j’ai lu La Mezzanine, un roman qui ne raconte rien de bien extraordinaire ; ce sont les réflexions d’un employé de bureau. Mais ce qui est extraordinaire, c’est le talent avec lequel Nicholson Baker retranscrit les mécanismes de la pensée, retranscription que l’on retrouve non seulement dans le fond du texte mais également dans sa forme, avec ses notes de bas de page incessantes comme autant de digressions d’une pensée non linéaire.

L’extrait que je vous propose est justement une de ces notes de bas de page, dans son intégralité. Si vous trouvez ça sans intérêt et creux, le style Baker n’est peut-être pas pour vous. Si vous trouvez ça amusant ou désopilant, ou même seulement intriguant, laissez-vous tenter et plongez sur la Mezzanine (sans vous faire mal).


 

Bien que les boules soient indispensables pour s’endormir, elles sont tout à fait inopérantes si vous êtes réveillé par des angoisses nocturnes et que votre esprit s’est engagé sur une pente glissante. A l’université, je dormais merveilleusement bien, mais mon nouvel emploi me causa de fréquentes insomnies et une longue période de tâtonnements, avant de découvrir les images qui me rendormaient le plus sûrement. Je commençai par les intertitres de l’émission « Monday Night at the Movie » : un nom propre, comme « MEMORANDUM » ou « CALAMARI » en énormes lettres en trois dimensions entourées d’un bord brillant dans lequel clignotaient des étoiles, et qui tournait sur deux axes. Il s’agissait de s’endormir sur le O au moment où il s’enflait, ou sur la lucarne du A. Le rendement n’était pas excellent. Dans l’espoir que des images comportant davantage de substance, d’une conception moins abstraite, favoriseraient l’état de rêve, je m’imaginais au volant d’un cabriolet rapide, décollant dans un petit avion, ou essorant une serpillière trempée dans une cave inondée. L’avion fut le plus efficace, mais pas à cent pour cent. C’est alors que, tout étonné d’avoir mis si longtemps à y penser, je me souvins du truc des moutons. Dans les dessins animés de Walt Disney, un petit nuage imaginaire flotte au-dessus de la tête du bonhomme couché; des moutons bondissent légèrement au-dessus d’une barrière ou d’un muret tandis que des violons accompagnent une voix douce, qui semble émaner d’un vieux soixante dix-huit tours et qui dit : « Un, deux, trois, quatre… »
J’imaginais les studios Disney, à l’âge d’or du dessin animé : l’expression d’intense concentration sur le visage du dessinateur coloriant soigneusement un mouton au pourtour stylisé pour­suivant son saut de case en case, la chaude lumière de sa lampe de bureau tombant sur sa table à dessin, et éclairant les punaises, le ruban-cache et son crayon acétate spécial. Je m’endormais comme un bienheureux. Bien que cette version Disney remplît sa fonction, elle n’était pas entièrement satisfaisante : d’accord, j’imaginais des moutons, mais je ne les comptais pas, ce qu’exigeait la tradition. Je ne voyais pourtant pas l’intérêt de compter cet ensemble manifestement identique de cases ani­mées ; il me fallait dépasser le dessin animé et me créer une procession personnelle de moutons individualisés. Je me fixai donc sur chacun d’entre eux au moment où il approchait l’obstacle pour lui découvrir des signes particuliers : un chardon accroché au passage, ou une tache de boue sur un jarret. J’en choisissais un, je le numérotais et je lui attribuais le nom d’un des chevaux qui couraient le Derby du Kentucky : Brunch Commander, Nosferatu, I before E, Wee Willie Winkie. Et je le faisais sauter très lentement, pour étudier chaque phase du mouvement : les particules de poussière charriées par l’air et voletant doucement vers l’objectif, la risée qui parcourait la laine à l’atterrissage, la grimace de la bouche. Si je ne m’étais pas encore rendormi, je revenais sur mes pas, et je reconstituais la journée entière du mouton ; je m’étais rendu compte que c’était en fait la préparation au saut et non le saut lui-même qui m’induisait le mieux au sommeil. Certains des moutons s’étaient sans doute présentés à leur poste vers midi, à plusieurs villes de là, ébouriffés et de mauvaise humeur. Vers deux heures de l’après-midi, à mon bureau, et m’attendant à passer une mauvaise nuit, j’avais (imaginais-je) téléphoné à l’une des distributrices de moutons : pouvait-elle m’envoyer un certain nombre de moutons à compter, pas plus de trente, à trois heures et demie du matin ? La distributrice en houlette parcourt son troupeau et désigne : « toi, toi, toi », elle répète inlassablement mon adresse à ses sujets qui acquiescent ; et mon troupeau personnel se met en route quinze minutes plus tard, avec une facture à me faire signer en arrivant. Durant tout l’après-midi, ils traversent des villages et des champs, pataugent dans des ruisseaux et trottent sur des bandes centrales d’autoroutes. Au moment où je dîne avec L., ils sont encore à des kilomètres, mais, aux alentours de onze heures et demie, à l’heure d’aller me coucher, je peux les apercevoir à la jumelle : ils franchissent une crête, minuscules formes sautillantes, à côté d’une enseigne de Red Roof Inn, dans un autre comté. Et à trois heures et demie, lorsque mon besoin d’eux se fait cruellement sentir, ils surgis­sent, tout ragaillardis par le voyage. J’écarte la lettre de remerciements en retard sur laquelle j’étais en train de plancher en passant par toutes les affres de l’agonie, je branche les moutons, je les paye et les premiers commencent à lober au­-dessus des planches et des caisses de lait que j’ai rassemblées, tirant leur petite langue rose sous l’effort, et montrant le blanc de leurs yeux de moutons ; un, deux, trois… et me voilà devenu le célèbre metteur en scène de films publicitaires pour un adoucisseur en machine à laver – l’agence a besoin de plans de coupe de moutons en train de sauter ; leur toison doit sembler d’or, à la lumière du soleil couchant, et le vert du paysage champêtre doit être inconcevablement profond. Je fais moi-­même un shampooing à chaque mouton ; je console ceux qui pleurent ; je lis au troupeau rassemblé des extraits de Idea of a University, du cardinal Newman, pour sublimer leur sensation d’être utiles et gracieux et je leur montre comment effectuer un véritable vol plané malgré leur torse grassouillet : s’appuyer sur les pattes arrière pour prendre de l’élan, rejeter la tête en arrière pour l’effet dramatique et atterrir invariablement sur la patte avant gauche. Je leur donne le départ : « Le quatre, à toi ! Le pas plus léger ! Fonce, vas-y, saute ! Tes pattes arrière ! Pense à tes dents ! Montre ton effort ! Un effet de narine, maintenant. On reprend ! » Je me suis récemment aperçu que juste avant de sombrer dans l’inconscience, j’ai la lointaine vision d’un mou­ton solitaire qui, libéré après avoir sauté mon obstacle, soulagé et empli de la satisfaction du devoir accompli se dépêche de franchir les quelques collines qui le séparent de sa prochaine affectation : sauter lentement sur des plates-bandes pour L. que ses soucis personnels empêchent de dormir à côté de moi.

 


La Mezzanine, de Nicholson Baker – Paru en poche chez 10/18 (mais non, ce n’est pas la note donnée à l’ouvrage).  

 

 

[265] Ma liberté de dépenser

Bon, je voulais depuis quelques jours vous pondre une petite note militante à propos des impôts et de la polémique qui en résultait dans l’affrontement PS/UMP.

Et puis, justement, ça tombe à pic, hier [NB : note finalisée avec retard, le débat sur les impôts est déjà passé à la trappe, remplacé par des sondages ineptes sur la sériosité de Sarko vs. la modernité de Ségo, tout ceci est assez pathétique] je reçois ça :

medium_impots2007.jpg
Au cas où vous auriez des difficultés à lire :
Madame, Monsieur,
Afin de vous faire bénéficier dès à présent de la baisse de l’impôt sur le
revenu, je vous informe que le montant de l’ensemble de vos prélèvements
mensuels est réduite de 8% dans la limite de 300 euros.

Alors là, moi je dis chapeau, dans le genre manipulation pré-électorale, chapeau, du grand art bien démagogique.

Quelle délicate attention de la part de mon receveur, tout de même, que d’anticiper avant les élections la réduction d’impôts que m’offre le gouvernement de droite, à l’approche de cette période de l’année propices aux dépenses [NB : ben oui, merde, je suis en retard, les soldes, c’est déjà du passé].

Je ne sais pas trop si j’ai envie de vous raconter pourquoi les impôts (et leur hausse, ou l’annulation de leur baisse, comme on voudra) sont une bonne mesure de gauche. Je rappelle que la gauche, schématiquement, c’est garantir dans la mesure du possible une vie convenable à tous, alors que la droite, c’est offrir la possibilité à chacun de réussir.

Bon, en gros, plus d’impôts sur le revenu = plus d’argent pour l’état en provenance des plus riches (parce que les petits salaires ne paient pas l’impôt sur le revenu) qui sera distribué dans les rouages de l’état : services publics, éducation, armée, santé, etc. Moins d’impôts sur le revenu = riches plus riches et état plus pauvre. 

Il faut une bonne dose de mauvaise foi (ou plus probablement de crétinerie) pour compatir au sort de Johnny Halliday (un des soutiens de Sarkozy, faut-il le rappeler), obligé de s’exiler en Suisse pour payer moins d’impôts, quelle misère tout de même, avec tous ces tracas avec sa maison de disque, plus les impôts, tous ces obstacles à son bonheur… Tous ces smicards qui crient au scandale par compassion, j’en ai la larme à l’œil. 

Je rends grâce au comédien Gérard Jugnot d’avoir déclaré, un jour, à la radio (c’était il y a très longtemps, mais ça m’a marqué tellement ce genre de propos s’entendent rarement) : « Quand je gagne deux millions [ndlr, de Francs, je vous dis que ça date d’il y a longtemps] sur un tournage, je trouve normal de payer un million d’impôts ». Ben oui, moi aussi je trouve normal de payer mes impôts d’en payer pas mal, parce que même si je dois emprunter sur X années pour m’acheter une maison, même si je racle les fonds de tiroirs pour finir de payer des travaux et que je dois attendre avant de pouvoir finir d’aménager ma salle de bain, même si, pour résumer, j’aimerais bien être plus riche que je ne le suis, j’ai tout de même conscience d’être privilégié et mon premier réflexe n’est pas de chercher, par tous les moyens, à limiter le don que je pourrai faire en retour vers la collectivité.