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Le fantôme de l’amante amputée

Le cœur était endommagé, le cerveau donnait des signes de faiblesse, le sexe menaçait. Les plus grands spécialistes étaient formels, il fallait amputer. Dans une ultime lettre, je scellais donc mes adieux à O*** pour évacuer de mon esprit toute tentation de dessiner un avenir avec elle, quel qu’il soit, puisque nos positions ne semblaient pas, à cette heure, être conciliables. Son silence, en retour, valait tacite et entière acceptation du modus operandi et il n’y avait plus qu’à réapprendre à avancer, à désirer, ainsi amputé.

Les premiers pas furent aisés à accomplir, gonflé par le communicatif enthousiasme médical. Après des semaines de pierre, je me sentais enfin renaissant. Je lançais au vent léger les premiers semis de mon printemps sensuel, toquais à quelques portes pour voir si de l’autre côté, d’anciennes amantes pouvaient sortir d’hibernation un désir pour moi dont elles aussi avaient dû faire le deuil, et je laissais s’effacer un peu plus chaque jour sous la douche l’encre noire de ma passion mutilée.
La convalescence se déroulait comme prévu. Parfois, à la faveur de la fatigue, une réminiscence se faisait douloureuse, mais le mal était dompté, il passait comme il était venu et les yeux restaient secs.
Et puis j’ai croisé son fantôme, à une soirée. Sa présence était d’autant plus ironique que c’était une soirée où j’espérais bien y croiser quelques paires de jambes qui allaient m’aider à remarcher plus vite. Je fus surpris de le croiser, et pourtant c’est bien moi qui l’avais amené à cette soirée, bras-dessus, bras-dessous. Personne n’osait dire un mot, me demander ce que je faisais avec cette absence accrochée à mon bras, mais personne n’avait bien envie de sentir de trop près le souffle du spectre.
Je redoutais qu’il s’immisce, quelques jours plus tard, dans cette chambre d’hôtel où j’avais rendez-vous avec Y***, qu’il obère le désir que je portais pour cette femme qui m’offrait son corps. Il y avait, dans cette rencontre, un enjeu qui ne concernait que moi, celui de destituer O*** de son statut de « dernière amante en date » qui me pesait chaque jour davantage, et je craignais que l’ombre froide m’empêchât à nouveau de me sentir libre de baiser comme elle avait, le vendredi précédent, éteint la flammèche de mon élan vers A***. Heureusement, le fantôme était resté à la porte de la chambre n°800 ; j’avais permis à Y*** « de se sentir femme », elle m’avait permis, et le défi n’était pas moindre, de me sentir à nouveau amant jouisseur.

Ce qui m’avait surpris le vendredi d’avant fut en revanche une évidence le vendredi suivant, où j’étais invité à une nouvelle soirée. Le fantôme allait être de la partie, comme si, sur le carton d’invitation figurait en lettres grasses « O*** n’est pas invitée ». Pourtant, cent fois dans ma tête, elle était ma cavalière, que j’aurais croisée par hasard à l’apéro où je me suis rendu deux heures avant la fête, ou qui aurait été invitée malgré la consigne tacite qui doit se chuchoter entre mes amis « Si Jérôme vient, on ne peut pas inviter O*** ». Comment oublier O*** si la moitié des personnes que je croise la connaissent, pour certains la côtoient ?

Les quat’z’arts avaient fait les choses comme il faut
Personne ne m’aura parlé d’elle. Bravo !

Chaque jour depuis je m’afflige de cette présence en creux. Je n’ai pas de solution pour lui demander de s’éloigner de mes pensées aussi facilement que je l’ai effacée de mon répertoire téléphonique. L’amputation n’a pas tranché assez profond, presque tous les amis à qui j’ai présenté O*** l’ont adoptée aussi facilement que je l’ai chérie. Faut-il que je coupe aussi les liens avec eux ? Combien de temps encore vais-je devoir endurer cette absence en serrant les dents ? Quelle cure vont me prescrire mes médicastres si je leur annonce que je n’arrive plus à leurrer mon cerveau en lui faisant avaler que O*** est radiée de ma vie alors que je suis toujours resté fidèle, en pensée au moins, à mes amours anciennes ? Et O*** – pas son fantôme, non, O*** – qui elle-même n’arrive à se tenir à distance de moi que par intermittence, quelle indulgence aura-t-elle pour mes faiblesses ? Me croira-t-elle si je lui dis que je ne suis, certes, pas totalement guéri, mais suffisamment remis pour éviter une rechute et voudra-t-elle aujourd’hui de cet après souriant qui fut promis ?


Illustration : Kazuki Takamatsu – Target

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